En 2010 paraissait un article [1] dont il a été fait état dans un article précédent sur le paradoxe de l’environnementaliste. Ce dernier s’énonce ainsi : « si, comme le défendent les environnementalistes, nous dépendons si étroitement des services écosystémiques et que ceux-ci disparaissent, pourquoi le bien-être humain ne diminue-t-il pas ? » En effet, comme le rapporte les auteurs, l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire de 2005 du PNUE [2] montrait que pendant les écosystèmes se dégradaient, l’indice de développement humain (IDH) [3] augmentait. Bien que cet article soit extrêmement pertinent, il appelle quelques précisions et une rationalisation sur les raisons expliquant ce paradoxe.
La définition du paradoxe
Les auteurs ont identifié deux raisons principales qui expliquent le fait que les écosystèmes se dégradent tandis que, paradoxalement, le bien-être humain continue de s’améliorer. Ces deux raisons sont l’apport en nourriture (hypothèse 2) et les avancées technologiques (hypothèse 3), dont les bénéfices sur le bien-être dépassent les préjudices reliés à la dégradation des écosystèmes. Une troisième raison (hypothèse 4), soit l’existence d’un décalage entre la détérioration des écosystèmes et ses effets négatifs sur le bien-être, semble plus hypothétique selon les auteurs.
Le « paradoxe de l’environnementaliste » tel que décrit par les auteurs met en relation le bien-être humain et la dégradation des services écosystémiques. Afin de généraliser cette notion de dégradation des services écosystémiques, il apparaît préférable de considérer la dégradation des écosystèmes et des processus géophysiques et géochimiques terrestres, ce qui englobe tous les processus qui participent au fonctionnement normal de la planète (climat, cycles biogéochimiques, ressources abiotiques (minerai, combustibles fossiles), couche d’ozone et biodiversité), en plus des services dépendant directement des écosystèmes.
Il apparaît donc plus précis de redéfinir le paradoxe de l’environnementaliste comme suit : « pourquoi le bien-être humain continue de croître alors que les processus qui régulent la planète et les écosystèmes se dégradent ? » Par la suite, on emploiera pour simplifier le terme de dégradation environnementale pour désigner l’ensemble des détériorations des systèmes et processus terrestres pouvant avoir un impact sur le bien-être humain.
La technologie à l’origine du paradoxe de environnementaliste
L’hypothèse 2 de l’article suppose et démontre que « le bien-être repose essentiellement sur l’apport alimentaire et peu sur les autres services écosystémiques ». Ce faisant, on semble ainsi considérer l’apport en nourriture comme un service offert par la nature. Bien que l’alimentation soit en effet considérée comme un service écosystémique d’approvisionnement, on pense surtout dans ce cas aux services de prélèvements tels que la cueillette de plantes et de fruits, la pêche ou la chasse. Les cultures et l’élevage, tant qu’à eux, sont certes partiellement dépendants de la nature, et à ce titre il s’agit d’un service qui s’implante dans la nature, mais il s’agit aussi d’une activité humaine qui dépend directement de nos façons de faire.
Il est de même pour l’agriculture et l’élevage industriels qui semblent si important pour le bien-être humain (hypothèse 2). Ces activités peuvent donc difficilement être considérés comme un « service écosystémique », d’autant qu’ils ils sont totalement façonnés par la technologie et hautement spécifiques (monoculture, élevage intensif). Comme les auteurs de l’article le mentionnent eux-mêmes, l’accroissement de l’apport en aliments résulte de plusieurs progrès techniques : cultivars à haut rendement, utilisation abondante de fertilisants et pesticides, irrigation, etc. L’apport en nourriture actuel repose donc principalement sur la technologie.
Ainsi, même si, comme l’ont montré les auteurs, l’apport en nourriture est un facteur qui a un statut particulier puisque qu’il influence fortement le bien-être humain, le fait que l’alimentation repose essentiellement sur la technologie, conduit logiquement à combiner les hypothèses 2 et 3 en une seule hypothèse (hypothèse A) qui peut être formulée comme suit : « les bénéfices de la technologie sur le bien-être humain dépassent pour l’instant les dommages causés par les dégradations environnementales ».
Autrement dit, les progrès considérables de la technologie semblent avoir permis de découpler au moins en partie, et pour un temps, le bien-être de la dégradation environnementale. Cette explication du paradoxe de l’environnementaliste est schématisée sur le graphique ci-dessous :
Plus précisément, il faut distinguer deux bénéfices liés à la technologie : d’une part un effet direct sur le bien-être, d’autre part une empreinte environnementale humaine qui augmente à un rythme moindre grâce à certaines innovations technologiques. Concernant le premier effet, la technologie est notamment à l’origine d’un apport en nourriture régulier, diversifié et suffisant, d’une amélioration générale de la santé (guérison de certaines maladies, amélioration de l’hygiène, allongement de l’espérance de vie), de la diminution des travaux pénibles, de meilleures protections contre les catastrophes naturelles et de l’amélioration du confort.
Concernant le second effet, et comme rapporté dans l’article de Raudsepp-Hearne et coll. [1], l’humanité développe une technologie de plus en plus « efficace », i.e. moins gourmande en énergie, en habitat et en ressources. Elle permet par exemple de faire croître des aliments sur des parcelles de terres de plus en plus réduites tandis que dans certaines régions la même quantité de nourriture peut être cultivée en épandant moins d’engrais. De façon similaire, la productivité globale des matériaux et de l’énergie par unité de richesse économique semblent croître également.
Un seuil des dégradations plutôt qu’un décalage à l’origine du paradoxe
L’hypothèse 4 des auteurs de l’article prend la forme suivante : « il existe un décalage entre la dégradation des écosystèmes et les répercussions sur le bien-être humain ». Néanmoins, les auteurs ne discutent pas directement d’un tel décalage et ont plutôt évalué la possibilité d’atteindre les limites des ressources et le point où les déclins dans les services écosystémiques affecteront le bien-être en se fondant sur la littérature.
De fait, l’hypothèse 4 apparaît mal posée en termes de décalage. Il semble plus réaliste que l’intensité ou l’ampleur des dégradations environnementales n’ait pas encore atteint un seuil critique suffisant pour affecter le bien-être humain. Les auteurs l’admettent d’ailleurs implicitement puisqu’ils recourent souvent à la notion de seuil. Néanmoins, il ne faut pas confondre cette notion particulière de seuil définie comme « un niveau de dégradation de l’environnement qui affecte le bien-être » (seuil environnemental affectant le bien-être) avec la notion de seuil bien connue en science de la terre sous le terme de point de basculement ou bifurcation, définie comme « un niveau correspondant à une transformation irréversible d’un processus ou d’un système terrestre » (seuil de modification des processus et sous-systèmes naturels).
L’hypothèse 4 telle que définie par les auteurs devient donc notre nouvelle hypothèse B et se formule ainsi : « le niveau de dégradation de l’environnement n’a pas atteint un seuil qui ait un impact négatif sur le bien-être humain à l’échelle mondiale ». Il est à noter que ce seuil sera d’autant plus haut que la technologie réussit à découpler la détérioration environnementale du bien-être. Les hypothèses A et B ne sont donc pas indépendantes et s’influencent l’une l’autre. L’hypothèse B est représentée ci-dessous :
L’idée de seuil de détérioration de l’environnement susceptible de réduire le bien-être se conçoit aisément avec l’exemple de la pollution. Cette dernière est essentiellement une affaire de concentration. En-dessous d’une concentration critique, d’un seuil, les contaminants se diluent largement dans l’environnement et n’atteignent pas des concentrations susceptibles d’avoir d’effets sur la santé. Cependant, la Terre étant finie, les concentrations de polluants augmentent progressivement avec le temps et peuvent finir par atteindre un seuil affectant le bien-être humain. Si par ailleurs la médecine permet de guérir certaines maladies liées à l’ingestion de ces contaminants, le seuil peut être relevé, illustrant ainsi par un exemple l’influence de l’hypothèse A sur l’hypothèse B.
Conclusion
Puisque la dégradation environnementale augmente sans cesse, les hypothèses A et B ont pour conséquences qu’à terme un seuil critique sera atteint à partir duquel la dégradation environnementale ne sera plus compensée par la technologie et réduira la qualité de vie. Sommes-nous loin d’atteindre ce seuil ? La question n’a actuellement pas de réponse. Les travaux scientifiques les plus avancées et pourtant encore sans certitude concernent les points de basculement des processus terrestres, mais pas les seuils qui pourraient diminuer le bien-être ne sont ni compris ni étudiés.
Bibliographie :
[1] Raudsepp-Hearne, C. et coll. Untangling the environmentalist’s paradox: why is human well-being increasing as Ecosystem Services Degrade? BioScience 60 (2010) 576-589 (doi: http://dx.doi.org/10.1525/bio.2010.60.8.4).
http://www.bioone.org/doi/abs/10.1525/bio.2010.60.8.4
[2] Évaluation des écosystèmes pour le millénaire (2005) Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE)
[3] Indice de développement humain, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), http://hdr.undp.org/fr/statistiques/