Les activités humaines sont à l’origine d’une inquiétante disparition des espèces vivantes. Cette extinction progressive est menaçante car les services que nous rend la nature reposent sur la diversité biologique. L’estimation du nombre d’espèces qui disparaissent a conduit les scientifiques à dénommer cette crise sixième extinction massive, en référence aux cinq extinctions massives qu’a connues la Terre au cours de son histoire. Cependant, l’ampleur de l’extinction qui a cours est débattue, comme le montre la littérature récente.
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L’évaluation de la disparition des espèces d’après les pertes d’habitat
Déjà en 2011, dans un article paru dans la revue Nature et qui a suscité beaucoup de réactions à l’époque, des scientifiques revoyaient à la baisse les estimations standards du taux d’extinctions des espèces [1]. Ces évaluations reposent généralement sur une relation entre la diminution de l’aire de répartition d’une espèce et sa disparition. Il est en effet bien établi que la destruction et l’anthropisation des habitats est une des raisons principales de l’érosion de la biodiversité.
Cette méthode d’évaluation a conduit à proposer un taux d’extinction des espèces largement reconnu et évalué à 1 000 à 10 000 plus rapide que le taux « normal » [2]. Ce taux « normal » est celui que l’on observe en l’absence d’événement particulier (background extinction rate). Les chercheurs de l’article « polémique » ont suggéré que les évaluations courantes surestimaient le nombre d’espèces qui disparaissent du fait d’une réduction donnée de territoire, surestimant ainsi le taux de disparition actuel [1].
Devant l’incertitude de ces estimations, d’autres méthodes de détermination, notamment expérimentales, sont nécessaires.
L’évaluation expérimentale de la disparition des espèces
L’évaluation expérimentale de l’amplitude de l’extinction des espèces se heurte à deux difficultés : d’une part la quantification appropriée des disparitions actuelles, d’autre part celle des extinctions du passé. Il est en effet nécessaire d’avoir des points de comparaison pour comprendre l’ampleur de la crise contemporaine. Dans les deux cas, la limitation vient du fait que l’on se base sur une information partielle pour estimer une information générale (la disparition du nombre total d’espèces).
Concernant les disparitions du passé, le problème réside dans le fait que l’information qui nous est accessible est biaisée, principalement parce que les données privilégient les espèces qui ont le plus de chance de laisser une trace dans les sédiments, en l’occurrence les espèces marines à coquille. Autrement, et c’est le cas de nombre d’espèces, elles ne laissent pas de trace. En ce qui concerne des disparitions actuelles, le problème est que si l’on a des informations détaillées sur les animaux terrestres (notamment les mammifères et les oiseaux), les données sont beaucoup plus fragmentaires pour les invertébrées. Or ceux-ci représentent 99 % de la diversité biologique animale [3].
Puisque les données modernes et paléontologiques sont très différentes, il faudrait des données comparables. C’est sur cette question que se sont penchés des chercheurs américains en utilisant des données issues des extinctions passées et présentes [4]. Leurs résultats montrent qu’il y a un biais dans les restes fossilifères qui nous parviennent, un biais qui favorise les espèces les plus grandes et ayant une répartition géographique plus vaste. La conséquence est que si l’on ne se basait que sur les fossiles, l’extinction actuelle paraîtrait deux fois moindre que celle que l’on détermine autrement [4].
D’autres auteurs ont cherché à surmonter les limites des données modernes, puisqu’elles sont basées principalement sur les vertébrés terrestres [3]. Ils ont tenté de mettre à profit les rares données sur les invertébrées pour en extrapoler l’ampleur de l’extinction anthropogénique. Le résultat est que si l’on ne prend en compte que les espèces connues, 0,04 % des espèces auraient disparues, mais que si l’on considère une représentation plus réaliste des invertébrés, c’est 7 % des espèces au total qui se seraient éteintes [3].
La crise relative à la biodiversité apparaît donc selon ce critère plus sévère et les évaluations standards sous-estimeraient l’extinction actuelle. On voit donc que selon les critères utilisés, l’ampleur de la disparition des espèces diffère. Du fait des incertitudes qui demeurent, les auteurs concluent qu’il serait bienvenu de mieux quantifier la disparition des invertébrés [3].
L’importance du taux normal de disparition des espèces
Une autre manière d’estimer l’ampleur de la crise est de comparer le taux d’extinction présent avec le taux « normal ». Jusque dans les années 90, on estimait le taux d’extinction normal à 0,1 à 1 espèce par million d’espèce par année (E/MEA), soit 0,1 à 1 espèce par 10 000 espèces par siècle [5]. Une valeur plus élevée a été estimée en 2011 pour les mammifères, soit 1,8 E/MEA. En prenant cette valeur comme référence (que l’on peut arrondir à 2 E/MEA), le taux d’extinction actuel pourrait rendre l’ampleur des disparitions anthropogéniques moins sévère.
Ainsi, même en prenant cette valeur comme référence, le taux de disparitions des vertébrés apparaît jusqu’à 100 fois plus élevé que le taux « normal » [5]. Ainsi, le nombre de vertébrés qui ont disparu au cours du dernier siècle aurait demandé entre 800 et 10 000 ans selon les taxons si le taux d’extinctions avait suivi le taux normal.
Conclusion
On peut voir que la détermination du taux actuel de disparition des espèces est l’objet de recherches nombreuses et diversifiées. La valeur actuelle demande à être déterminée avec une plus grande précision, non seulement globalement, mais également pour chaque taxon. Néanmoins, même si la valeur exacte du taux d’extinctions est sujette à débat, il est clair pour tous les chercheurs qui travaillent sur cette question que le rythme de l’érosion des espèces est alarmant, qu’il représente une préoccupation majeure pour le 21e siècle et que la sixième extinction massive des espèces est très proche, si elle n’a pas déjà commencé [1, 3-5]…
Références
[1] Fangliang He & Stephen P. Hubbell, Species-area relationship always overestimate extinction rates from habitat loss, Nature 473 (2011) 368
[2] Millennium Ecosystem Assessment, Ecosystems and Human Well-being: A Framework for Assessment. Island Press, Washington, (2005)
[3] Claire Régnier et coll., Mass extinction in poorly known taxa, Proceedings of the National Academy of Sciences (USA) 12 (2015) 7761
[4] Roy E. Plotnick et coll., The fossil record of the sixth extinction, Ecology Letters 19 (2016) 546
[5] Gerardo Ceballos et coll., Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction, Science Advances 1 (2015) e1400253
Une coquille ?
«L’importance du taux normal du taux de disparition des espèces»
En effet, c’est une coquille. Il s’agit de « l’importance du taux normal de disparition des espèces ». Merci de votre vigilance et de m’avoir averti !