Les sociétés modernes extraient et utilisent des quantités de matière faramineuses. Une grande partie de ces matériaux s’accumulent dans l’ensemble des équipements et constituent le capital manufacturé. Une autre partie finit en déchet ou est recyclée. Les quantités de matière qui forment nos équipements (infrastructures, réseaux de transport, machines ou biens de consommation) déterminent également notre consommation d’énergie, de sorte qu’il s’avère important d’évaluer globalement les stocks de matière. Une étude récente a établi un bilan mondial des prélèvements, de l’utilisation et de la mise au rebut des stocks de matière pour la période 1900-2100 [1].
Les quantités de matière prélevées
Les quantités de matière extraites pour les besoins (et les envies) des êtres humains sont colossales. Déjà, en 1900, l’humanité prélevait 7 Pg par année (1 Pg = 1015 g = 1012 kg = 1 Gt) [1], ce qui représente environ 4,7 tonnes par habitant en moyenne. Les extractions mondiales de matière ont rapidement augmenté au cours du 20e siècle. En fait elles ont plus que décuplé, atteignant 78 Pg/an en 2010 [1]. Si on suppose pour simplifier que chaque Terrien utilise la même quantité de matière, ça représente une moyenne de ~ 11 t annuelles de matière par personne.
Une partie des matériaux extraits est utilisée de façon « dissipative » et fournit de l’énergie au sens large. Il s’agit d’une utilisation comme carburants (combustibles fossiles, biomasse) ou pour le métabolisme des êtres humains et du bétail (nourriture) [1]. Cette fraction de matière est rapidement perdue.
Une autre partie est utilisée dans des équipements (plus ou moins) durables qui fournissent des services tels que les infrastructures (bâtiments, réseaux de transport), les machines et les biens de consommation [1]. « Durable » désigne ici une période pouvant aller de quelques années à plusieurs décennies, voire quelques siècles. Dans la suite, on désignera ces matières utilisées à plus ou moins long terme par « stocks de matière utilisée » (in-use material stock en anglais) ou plus simplement « stocks ».
En 1900, la part des matières extraites qui étaient destinées à une utilisation « durable » a évolué au cours du 20e siècle. Cette part est passée de 18 % en 1900 à 55 % en 2010. Si on tient compte des pertes de matières résultant des procédés de transformation, les intrants primaires de matières (primary material inputs) destinées à fabriquer les équipements ont bondit mondialement de 1 Pg/an en 1900 à 36 Pg/an en 2010 [1].
Dans leur étude, les auteurs ont considéré 11 matériaux importants, dont le sable, le gravier, le gypse et le calcaire (ciment et béton), l’argile (briques), le bois (construction, papier/carton), les métaux (fer, cuivre, aluminium), le pétrole brut (plastiques, asphalte et bitume). La majeure partie des intrants primaires (79% ou 28,6 Pg/yr) est constituée de sable et de gravier [1] pour la fabrication du béton et de l’asphalte.
L’accumulation de matière
Avec le temps, les matières qui composent les équipements s’accumulent au sein des sociétés (les stocks) et constituent le capital manufacturé. Ces équipements doivent être confectionnés, entretenus, renouvelés et ils doivent fournir les services auxquels ils sont destinés. Par conséquent, les équipements contribuent à l’ampleur des prélèvements, de la pollution, et à la consommation d’énergie. L’enjeu des stocks de matière dépasse donc largement les flux de matière impliqués dans la formation du capital manufacturé et il est essentiel de connaître l’ampleur les stocks durables de matière.
Comme le montre la Figure 1, les stocks de matière mondiaux ont rapidement augmenté, notamment à partir des années 50-60 (la « Grande accélération »). En 1900, les stocks de matière accumulée étaient de 35 Pg. Au cours du 20e siècle ils ont été multipliés par 23, à 792 Pg en 2010, avec un taux de croissance moyen de 2,9 % par an [1].
La progression des stocks a sensiblement suivi la croissance du PIB qui a été multiplié par 27, alors que dans le même temps la population mondiale quadruplait seulement… Encore une fois, on voit que la démographie est une variable qui agit sur l’intensité de l’empreinte écologique, certes, mais que le mode de vie est bien plus important.
L’accumulation de matière a été particulièrement rapide au cours des trois décennies qui ont suivi la seconde Guerre mondiale, avec un taux de croissance de 4 % par année. Comme on le sait, cette période a connu un boum économique avec de larges investissements pour la reconstruction de l’Europe et du Japon. Par ailleurs, du fait de l’essor des pays émergents, la majorité des stocks de matière sont jeunes : 82 % des stocks qui se sont accumulés entre 1900 et 2010 ont moins de 30 ans.
Alors qu’en 1900, les principales matières étaient la brique et le bois, 2010 est marqué par l’omniprésence du ciment, de l’asphalte et du métal [1]. Globalement, 25,6 Pg de fer, 0,7 Pg de cuivre, 0,4 Pg d’aluminium et 13,8 Pg de biomasse sont accumulés dans les stocks de matière utilisée [1].
Des différences selon les pays
Rapporté à la population mondiale, le stock de matière utilisée est de 115 t/personne en moyenne en 2010 (il était de 22 t/personne en 1900). Cependant, il existe une grande disparité selon les pays (Figure 2). Les auteurs de l’étude ont évalué les stocks pour les pays industrialisés (Europe, Amérique du Nord, Japon, Australie et Nouvelle-Zélande), pour la Chine et le reste du Monde (Afrique, Amérique du Sud, Asie, Océanie).
Dans les pays industrialisés le stock de matière est de 335 t/personne en moyenne en 2010. En Chine, il s’accroît rapidement et a atteint 136 t/personne, alors que dans le reste du monde, il augmente lentement et s’établit à 38 t/personne en 2010, pas très loin de la valeur moyenne mondiale de 1900.
Pour le moment donc (en 2010), les pays industrialisés accaparent les deux-tiers des stocks mondiaux de matière. Malgré sa progression, la Chine reste pour l’instant à 40 % du niveau d’utilisation de matière des pays industrialisés. Et, alors que le reste du monde représente 62 % de la population mondiale, elle ne détient que 18 % des stocks de matière.
Recyclage et décyclage
Les stocks de matières génèrent des flux de matières sortant ou extrants de fin de vie. Ces extrants finissent en déchets ou sont recyclés. Dans ce dernier cas, une partie est recyclée à proprement parler (recycled) et permet de confectionner des produits d’égale qualité au produit original. L’autre partie est décyclée (decycled), c’est-à-dire que les produits obtenus sont de moindre qualité que le produit original.
En 2010, le flux total d’extrants issus des stocks de matière utilisée est estimé à 14,5 Pg/an. La partie qui finit en déchet est estimée à 9,7 Pg/an et la partie réutilisée (recyclage et décyclage) est de 4,8 Pg/an. Si on prend en compte les matières qui ont été recyclées et réintroduites dans le circuit des flux de matières, c’est 1163 Pg de matière qui est incorporée dans le capital manufacturé entre 1900 et 2010. Sur la même période, la quantité de matière qui a terminé sa vie en déchet est de 293 Pg. Cette valeur inclut les déchets qui ont abouti dans des sites d’enfouissement et d’incinération ainsi que les équipements qui « dorment sur place » et ne sont plus utilisés par la société [1].
Conclusion
Le bilan des flux de matières est présenté à la figure 3. L’accent est mis sur les flux des stocks de matière pour la constitution du capital manufacturé.
Comme le montre cette étude, la civilisation utilise des quantités de matière gigantesques. Une très large part s’accumule dans les équipements qui composent nos sociétés. Ainsi, si on peut dire que la civilisation en est une de gaspillage, elle est tout en est tout autant une d’accumulation. Les équipements formés dictant également nos besoins en énergie, cette accumulation est accompagnée d’une utilisation grandissante d’énergie, malgré les progrès en termes d’efficacité énergétique.
Bibliographie
[1] Fridolin Krausmann et coll. Global socioeconomic material stocks rise 23-fold over the 20th century and require half of annual resource use, Proceedings of the National Academy of Sciences USA (2017) 114 1880 www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1613773114 et http://www.pnas.org/content/114/8/1880.full.pdf?with-ds=yes (fichier de complément libre d’accès)