Cet article est la suite de « La dégradation de l’environnement et l’effondrement des sociétés ».
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Si l’histoire nous montre que l’effondrement des civilisations peut se produire principalement pour des raisons environnementales, elle nous apprend que la viabilité est aussi possible : il n’y a pas de fatalité en matière d’effondrement. Dans ce contexte, il semble que l’approche « du bas vers la haut » (bottom-up) soit efficace pour les petites sociétés. À l’inverse l’approche « du bas vers la haut » (top-down) apparaît plus adaptée aux grandes civilisations.
Dans le premier cas, la société est assez petite pour que tous les habitants aient des intérêts communs et qu’ils aient conscience des liens qui les unissent aux autres et à l’environnement. Dans une grande civilisation au contraire, les citoyens ont rarement cette conscience, ce qui exige que les têtes dirigeantes gouvernent de façon à préserver l’ensemble du territoire sans privilégier les intérêts particuliers au détriment du bien commun.
Quelle que soit l’approche (bottom-up ou top-down), il apparaît que les sociétés viables sont aussi celles qui en plus démontrent une faculté à s’adapter aux crises écologiques qu’ils engendrent et qui sont capables de modifier des pratiques inadaptées pour les rendre durables.
La réussite des petites sociétés
Les Hautes Terre de Nouvelle-Guinée et de l’île de Tikopia sont deux exemples de petites sociétés durables. La première a dû faire face à une grande menace pour sa survie du fait d’une déforestation de grande envergure. Une partie de son exceptionnelle longévité (46 000 ans !) s’est bâtie sur la mise en place de diverses bonnes pratiques environnementales au fil de son histoire, notamment la sylviculture d’une espèce d’arbres en particulier, le casuarina (Casuarina oligodon). Celui-ci présente en effet divers avantages comme ceux d’avoir une croissance rapide, de fournir un bois de construction de qualité et d’être un bon combustible.
L’île de Tikopia bénéficiait de conditions climatiques favorables : pluviosité élevée, une latitude moyenne, de fortes retombées de cendres volcaniques et de poussières venues de l’Asie. Mais, les habitants se sont eux aussi aidés en faisant pousser de nombreuses espèces de plantes vivrières, notamment des arbres fruitiers, et en se nourrissant de denrées issues de la mer : coquillages et poissons. Fait notable, ces produits faisaient l’objet de tabous, ce qui en rendait l’exploitation viable.
Les Tikopiens ont ainsi établi un mode de vie durable depuis 3 000 ans. Cependant, il ne s’est pas créé instantanément. Comme la Nouvelle-Guinée et plusieurs autres sociétés, les Tikopiens ont d’abord imposé à leur territoire une vaste déforestation en pratiquant la culture sur brûlis (une technique qui consiste à brûler la forêt pour défricher, puis à cultiver le sol pendant une brève période et ensuite le mettre en jachère). En plus de dégrader les sols et donc de réduire les ressources sylvicoles, cette pratique fit disparaître plusieurs espèces d’oiseaux. Il semble que, simultanément, les ressources de la mer ont drastiquement diminué. C’est alors que les Tikopiens se sont lancés dans la sylviculture et vers de nouvelles ressources.
Ces deux sociétés, la Nouvelle-Guinée et Tikopia, étaient également dotées d’une culture permettant de limiter la démographie de façon à ce qu’elle ne dépasse pas les ressources disponibles. Différentes méthodes ont été utilisées par ces deux peuples : le coitus interruptus, l’avortement, par exemple en plaçant des pierres chaudes sur le ventre de la mère, ou l’infanticide, par exemple en étouffant les enfants. De plus, sur Tikopia, les plus jeunes enfants, ceux qui n’avaient pas de terres, restaient célibataires, tandis que d’autres semblent s’être suicidés.
Les Tikopiens avaient également une façon originale de restreindre la croissance démographique. Elle consistait pour certains individus en quasi-suicide, c’est-à-dire à prendre la mer pour ne plus revenir, ce qui est évidemment particulièrement dangereux. Bien que dans certains cas, de tels départs puissent avoir été le fait de comportements téméraires, inconscients ou inexpérimentés, la perspective de se retrouver sans terre, et donc sans ressources alimentaires, a sans doute pesé lourd dans la balance dans la décision de plusieurs.
La réussite des grandes sociétés
Le Japon est aux antipodes des exemples précédents. Il s’agit d’une grande société, complexe et très hiérarchisée. Au tournant du 17e siècle, le pays a connu une période prospère et pacifique mais aussi une grave crise environnementale qui a résulté notamment d’un vaste et long (dès l’an 800) déboisement du territoire. Cette situation avait pour cause une forte demande pour le bois, que ce soit pour la construction, pour chauffer les habitations, pour cuisiner et pour des usages industriels, notamment pour fabriquer de tuiles et de céramiques. L’emploi intensif de bois était renforcé par la préférence culturelle que les Japonais avaient pour ce matériau noble. La situation a été amplifiée également par une importante croissance démographique, notamment au cours du 17e siècle.
Alors que la pénurie de bois commençait à se faire sentir et que des tensions en découlaient, les dirigeants du Japon ont changé les façons de faire. Les dirigeants ont commencé par couper ses liens avec le reste du monde. Ils ont imposé de nouvelles manières de gérer la forêt. L’utilisation du bois fut ainsi rationalisée, en favorisant des produits nécessitant moins de matière, par exemple, des constructions plus légères ou des cuisinières moins énergivores. La diminution des grands âtres et des poêles chauffants fut concomitante au développement de l’utilisation de la chaleur du soleil pour chauffer les maisons l’hiver.
Les shoguns mirent en place des inventaires forestiers, des mesures de contrôle du transport du bois ainsi que des patrouilles vérifiant que l’abattage du bois était légal. La sylviculture fut promue et l’on vit apparaître les premiers traités en cette matière. D’autres modifications de la société ont touché la diversification de l’approvisionnement en ressources alimentaires pour tendre vers les pratiques plus viables. Par ailleurs, la population avait tendance à se stabiliser. Ainsi, jusqu’en 1867, quand les échanges entre le Japon et « le monde extérieur » ont repris, le Japon vivait de façon durable, en presque totale autarcie.
Les leçons du passé
À la lumière de ce que l’histoire nous apprend, la question que nos contemporains devraient se poser n’est pas de savoir s’il existe un lien entre les effondrements passés et notre société, mais plutôt de savoir combien de sociétés vont s’effondrer dans les années à venir. Les exemples du Rwanda ou d’Haïti, des sociétés très vulnérables écologiquement, nous montrent que l’effondrement peut déjà être observé de nos jours.
Cependant, à la différence des sociétés du passé, la crise environnementale actuelle, les crises devrait-on dire, est mondiale. Elle n’est pas limitée géographiquement à une seule société, mais elle menace l’ensemble des États. La situation est également plus complexe qu’avant du fait de la mondialisation, de l’étroite inter-connectivité qui unit les sociétés et d’une technologie qui impose des changements rapides et dont les impacts sont majeurs. Ces caractéristiques représentent autant une opportunité de régler efficacement les crises que nous connaissons qu’un risque de complexifier et de nuire à leur résolution.
Or, nous sommes condamnés à la réussite. Comme le Japon et Tikopia sur leur île respective, nos sociétés n’ont pas un « ailleurs » où aller pour suppléer à leur environnement dégradé, et nous devons apprendre à vivre durablement avec ce que nous offre la nature. Nous sommes voués à prospérer ou à décliner.
La réussite dépendra essentiellement de la volonté et du courage politique des dirigeants ainsi que du niveau de conscientisation et d’implication des individus. Les connaissances que nous avons du passé nous donnent la chance d’être capable de comprendre la situation actuelle, d’anticiper les problèmes et de connaître les solutions. Espérons que contrairement à ce que l’on observe jusqu’à présent, la société contemporaine ne reste pas figée dans l’immobilisme trop longtemps.
Source :
1 J. Diamond, Effondrement – Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005) Gallimard, Folio Essais.