La prise en compte du coût des services écosystémiques est un courant principalement défendu par les biologistes et certains économistes. Mais plus largement encore, c’est l’ensemble des « externalités » que l’économie actuelle ne considère pas : pollution, déplétion des ressources et dégradation de l’ensemble de l’écosphère. La plupart des économistes reconnaissent d’ailleurs maintenant que la situation écologique ne peut continuer de se détériorer au rythme actuel. Bien que contesté dans certaines de ses conclusions, le rapport Stern [1] a par exemple joué un grand rôle dans la conscientisation des liens entre économie et écologie. Il a ainsi mis en lumière le coût de l’inaction ou de l’action tardive quant à la réduction des causes et des effets des changements climatiques, un coût beaucoup plus élevé que celui de l’action préventive, précoce et progressive. Cette conclusion s’applique d’ailleurs tout aussi logiquement à l’ensemble des dégradations de la nature. C’est ainsi qu’a été proposé le concept d’économie verte par les organismes onusiens [2].
Les tenants de ce type d’économie appelée économie de l’environnement, une approche économique dite orthodoxe, misent sur la capacité du système actuel, qui est basé sur la croissance, à poursuivre le développement économique tout en réduisant les impacts sur l’environnement. Ils reconnaissent que les activités économiques engendrent des « externalités négatives » qu’il faut intégrer dans les processus économiques. La prise en compte dans l’économie de la biodiversité et des services écosystémiques en constitue un exemple. Le marché du carbone, aussi appelé cap and trade, en est un autre [3,5]. Il vise à intégrer à l’économie un type de pollution particulier, les émissions de CO2, en incitant les entreprises à en émettre moins. Plus généralement, il s’agit de donner une valeur marchande aux ressources, aux rejets et au traitement des déchets et de la pollution.
Les défenseurs de cette vision pensent ainsi ou admettent indirectement que le système capitaliste doit simplement être ajusté en allouant une valeur marchande à la nature et qu’il porte intrinsèquement en lui des mécanismes d’autorégulations qui permettront une dégradation du patrimoine naturel et une pollution « fonctionnelles », voire une amélioration des conditions environnementales [3,4]. Il suffirait pour cela d’intégrer le coût des externalités dans les opérations économiques. Certains préconisent même de distribuer les ressources à des intérêts particuliers afin de mieux les protéger [3,4]. Pour contrecarrer la nature finie des stocks des ressources non renouvelables, certains partisans de ce type d’économie invoquent une autre pierre angulaire cruciale de cette idéologie, soit la notion de substituabilité. Celle-ci suppose que le développement durable est atteignable du fait qu’une perte de ressource peut ou pourra toujours être compensée ou remplacée grâce à la technologie. On parle alors de soutenabilité faible [3].
Cependant, la validité des hypothèses sur lesquelles repose ce système est loin d’avoir été démontrée, et c’est un euphémisme de le dire. Rien ne prouve en effet que les mécanismes anticipés d’autorégulation auront les effets bénéfiques escomptés [3], et il est pour le moins prétentieux de penser que la technologie sera appropriée pour se substituer aux ressources naturelles ou réduire la pollution et ses impacts, à tout le moins au vue de l’utilisation actuelle de la technologie. Cette marchandisation de la nature pose également d’autres problèmes, comme le fait que le patrimoine naturel – que l’on pense seulement à l’eau, au sol ou à l’air -, ne sont pas des biens comme les autres auxquels on peut simplement donner une valeur marchande ou privatiser comme n’importe quel autre entité commerciale [3,4]. L’accessibilité et la qualité de ce bien commun n’ont tout simplement pas de prix, chaque individu ayant droit à un environnement sain [6].
Cette vision économique qui se concentre sur l’extension de la logique monétaire actuelle ne prend pas non plus en compte d’autres aspects tels que l’irréversibilité de la disparition des espèces et le fait que les générations présentes ne peuvent s’approprier toute les ressources au dépend des générations futures. Enfin, quoique simple en apparence parce qu’elle s’insère dans un système qui nous est familier, l’attribution d’une valeur marchande est en réalité d’une grande complexité [3,4] comme on l’a mentionné ailleurs.
Malgré ces difficultés, la monétarisation de la nature et des impacts des activités humaines représente un paradigme attrayant qui, vu les circonstances économiques et écosociales actuelles, semble être « dans les cordes » de l’être humain, qui semble lui être accessible, et il laisse penser qu’il pourrait devenir un outil utile à la prise de décision, à la sensibilisation sur la valeur des écosystèmes et à l’inversion de leur inexorable déclin. Dans la situation actuelle, ce paradigme laisse croire qu’il constitue un des rares mécanismes que les sociétés puissent instaurer sans qu’il ne heurte trop de front les pratiques actuelles.
Mais c’est justement là que le bât blesse, car le fait « d’internaliser les externalités » ne remet pas en cause les fondements du système socioéconomique dominant qui concourent à endommager la nature. Il ne remet notamment pas en question l’idée stipulant que le développement humain soit lié à la croissance économique. Cet attachement à la croissance économique est tellement ancré dans l’inconscient collectif, notamment celui de nos gouvernants, que l’on peut avec réalisme parler de dépendance à la croissance [7]. Le principe d’internalisation ne suffira donc pas seul, et il ne pourra constituer au mieux qu’un des principes sur lesquels reposera la future économie, celle-là même qui permettra à l’ensemble des populations de vivre en harmonie avec la nature et avec des conditions égales pour tous. Mais, pire encore, peut-être même ce paradigme ne pourrait-il que conforter les principes nuisibles inhérents au système socioéconomique actuel, de sorte qu’entrer dans cette spirale pourrait-il s’avérer, dans les faits, aussi néfaste que de ne rien faire ? Et surtout, une question de fond demeure : est-il éthique et n’est-il pas dangereux de marchandiser la nature ? Attribuer une valeur à la nature comme à n’importe quel produit ne risque-t-il pas de banaliser ce qui au fond est vital pour chacun d’entre nous ? Les services de la nature sont des biens communs dont la valeur intrinsèque dépasse la valeur monétaire. Pourtant, il est nécessaire de trouver des façons de préserver la nature et d’intégrer cette préservation dans l’économie. C’est pour ces raisons que d’aucuns qui défendent l’intégrité de la nature et qui cherchent des solutions, appelons-les les écologistes, ont une relation amour/haine vis-à-vis de l’économie des écosystèmes.
Bibliographie
[1] N. Stern, The economics of climate change, HM Treasury, London, 2006.
[2] United Nations, United Nations Conference on Sustainable Development (Rio+20), Rio de Janeiro, http://www.un.org/en/sustainablefuture/, 2012.
[3] C. Gendron, Le développement durable comme compromis – La modernisation écologique de l’économie à l’ère de la mondialisation, Presses de l’Université du Québec, Québec, 2006.
[4] P. van Griethuysen, Soutenabilité et économie : de l’économie environnementale à l’économie écologique jusqu’aux différentes approches de l’écoéconomie, http://vertigo.hypotheses.org/1147 Vertigo, 2011.
[5] A. Trannoy, Clivages idéologiques, approches alternatives, in Les économistes et la croissance verte, Conseil économique pour le développement durable, Paris, 2012.
[6] Déclaration finale de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement, Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), Rio de Janeiro, (1972).
[7] P. van Griethuysen, Why are we growth-addicted? The hard way towards degrowth in the involutionary western development path, J. Cleaner Prod. 18, 590–595 (2010)