Chacun sait (ou devrait savoir) que la biodiversité est une richesse qu’il faut préserver. Mais que dit la science sur l’impact écologique de la présence d’un nombre élevé d’espèces sur le fonctionnement de la nature ? Des éléments de réponse ont été présentés par Michel Loreau*, professeur de renommée internationale en écologie théorique au département de biologie de l’Université McGill, lors d’une conférence présentée dans le cadre des colloques du Centre d’étude sur la forêt (CEF) de l’Université Laval le 9 décembre 2010, qui clôturait ainsi ses activités de l’Année internationale de la biodiversité.
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Effet de la biodiversité sur la productivité des écosystèmes
En écologie des écosystèmes, deux théories s’affrontaient jusqu’à encore récemment : la théorie neutre qui stipule que la productivité d’un système (la production de biomasse) ne dépend pas de la diversité biologique, et la théorie de la niche qui propose qu’il existe une complémentarité fonctionnelle entre les espèces, et que donc, la productivité des écosystèmes croît avec la diversité biologique. Ces deux hypothèses ont schématisées ci-dessous :
Deux grandes expériences, the Cedar Creek Biodiversity Experiment au Minnesota aux États-Unis et the Bio Depth Biodiversity Project en Europe, ont été menées afin de déterminer quelle théorie correspond le plus à la réalité. Ces expériences ont mesuré la quantité de biomasse produite en fonction du nombre d’espèces présentes (ou de la richesse d’espèces) dans différentes parcelles de terre qui variaient en nombre et en aire.
Les résultats de ces deux expériences (schématisés sur la figure ci-dessous) sont similaires et montrent que la production de biomasse sur une parcelle augmente quand la biodiversité augmente (pour l’expérience Cedar Creek, voir Hector et coll. Science 286 (1999) 1123, et pour l’expérience Bio Depth, voir Tilman et coll. Science 294 (2001) 843). Ces données montrent qu’il existe un effet de complémentarité entre espèce et que le rendement des systèmes diversifiés est bien plus élevé que celui des monocultures.
Chacune a consisté à mesurer la biomasse produite sur des parcelles de terre comportant plus ou moins d’espèces vivantes. Dans l’expérience Cedar Creek, on a mesuré la biomasse totale alors que dans l’expérience Bio depth, c’est la biomasse produite au-dessus du sol qui a été mesurée (graphes inspirés de la conférence de M. Loreau). S1 représente le nombre d’espèces nécessaires pour obtenir une productivité maximale sur une parcelle
Dans les expériences qui précèdent, les chercheurs ont noté qu’il existait une grande variabilité des valeurs mesurées sur les parcelles étudiées. Cette variabilité a été à la fin des années 90 le sujet d’une controverse qui remettait en cause la validité des conclusions. Cependant, les déductions des expériences Cedar Creek et Bio Depth, qui avaient lieu dans des prairies et qui portaient essentiellement sur les plantes, ont été confirmées par la suite, et même étendues aux invertébrés, aux herbivores, aux carnivores ainsi qu’aux écosystèmes forestiers.
Effet de la biodiversité sur la stabilité de la productivité
Quand on s’attarde à la stabilité de la production de biomasse, on s’intéresse à la variance dans le temps de cette grandeur. Or, la productivité d’une espèce n’est pas constante et fluctue dans le temps, comme le montre la figure ci-dessous. Mais, ce que les expériences montrent, c’est que plus la diversité est riche, plus la stabilité de la productivité est élevée (moins il y a de fluctuations).
L’explication de ce résultat tient au phénomène d’asynchronisme de la productivité des espèces. En effet, quand plusieurs espèces sont présentes, leur productivité n’est pas synchrone, de sorte que lorsque la productivité d’une espèce est minimale, il est peu probable que celle des autres le soit aussi (et vice-versa). Cette probabilité diminue d’ailleurs à mesure que le nombre d’espèces augmente et c’est pourquoi la variabilité diminue. Ce mécanisme d’asynchronisme est décrit sur le schéma ci-dessous :
Diversité et multifonctionnalité
Pour cette variable, on étudie le nombre d’espèces qui est nécessaire pour remplir certains services écosystémiques. Dans un article paru dans la revue Nature, Hector & Bagchi (Nature 448 188–190 (2007)) ont montré que plus la gamme des processus considérés est large, plus le nombre d’espèces qui jouent un rôle significatif dans ces processus est élevé, comme le schématise la figure ci-dessous :
Mais des travaux récents (Isbell et coll., High plant diversity is needed to maintain ecosystem services, Nature 477 (2011) 199)) issus des expériences décrites ci-dessus apportent des informations supplémentaires. Ces travaux montrent que le nombre d’espèces qui influencent le fonctionnement d’un écosystème augmente avec le temps, avec le nombre de parcelles étudiées et avec le nombre de fonctions écosystémiques.
Par suite, si on considère l’ensemble de ces paramètres (temps, espace, ensemble des fonctions), ce qui revient à considérer tous les contextes possibles des écosystèmes, on s’aperçoit que le nombre d’espèces qui influencent le fonctionnement des écosystèmes, appelons-le S, augmente avec le nombre de contextes fonctionnels. Quand on considère un nombre de contextes fonctionnels élevé comme c’est le cas dans la nature, on voit que ce nombre S est extraordinairement plus grand que S1, le nombre d’espèces nécessaires pour obtenir une productivité donnée sur une parcelle, et S2, le nombre d’espèces qui assurent un nombre de fonctions donné sur une parcelle. On constate ainsi que pour assurer un fonctionnement normal des écosystèmes, c’est-à-dire un nombre de contextes suffisants, la quasi-totalité des espèces connues est nécessaire.
Cela signifie qu’à partir d’un certain seuil, l’érosion de la biodiversité conduit à une diminution des fonctions de la nature. Il est donc possible d’atteindre un point de basculement, puisque presque toutes les espèces semblent nécessaires au fonctionnement de la nature, et parce que la disparition d’une espèce est irréversible : les espèces qui s’éteignent ne réapparaissent pas.
Conclusions
La productivité des écosystèmes et la stabilité de la production de biomasse augmente avec le nombre d’espèces. Le nombre d’espèces nécessaires au fonctionnement des écosystèmes augmente avec le temps, avec l’aire géographique et avec le nombre de services écosystémiques. Il est facile de conclure que la biodiversité est nécessaire à un fonctionnement normal de la nature. Mais si la tendance actuelle se maintient, le rythme d’extinctions des espèces pourrait devenir 10 000 fois plus élevé que ce que la nature a connu lors des époques géologiques passées. Il n’est pas encore trop tard pour agir et préserver la biodiversité, mais cela exigera de l’humanité des changements majeurs dans son mode de vie et de l’être humain des modifications majeures de sa façon de penser.
* Michel Loreau œuvre en écologie théorique. Il est professeur au département de biologie de l’Université McGill et titulaire de la chaire de recherche en écologie théorique. Il est l’ancien président de DIVERSITAS et d’IMoSEB (International Mechanism of Scientific Expertise on Biodiversity), un organisme semblable au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont la démarche s’est transformée aujourd’hui en « Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques » ou « IPBES » (en anglais).
Pour situer l’impact des travaux de Michel Loreau, il faut savoir qu’il est référencé par ISI Knowledge dans les 20 scientifiques les plus cités en écologie.
Michel Loreau est l’auteur de :
- « The challenges of biodiversity science », Excellence in Ecology vol. 17, Éd. International Ecology Institute (2010) http://www.int-res.com/book-series/excellence-in-ecology-books/ee17/
- « From populations to ecosytems – Theoretical foundations for a new ecological synthesis », Éd. Princeton University Press (2010)