Comme vu précédemment, la civilisation utilise de vastes quantités de matière. Au cours du 20e siècle, nous avons mondialement accumulé quelques 792 milliards de tonnes de matériaux pour produire et faire fonctionner nos infrastructures et nos biens de consommation. En 2010, 36 milliards de tonnes (Gt) de matériaux étaient utilisés pour satisfaire nos besoins. Mais quelle est la part de cette matière qui est effectivement utilisée et quelle est celle dont on se départit ? Quelle est la productivité économique de cette utilisation ? Finalement, l’empreinte carbone de cette utilisation s’améliore-t-elle ?
En se basant sur la consommation, l’accumulation et le rejet de 11 types principaux de matériaux, des chercheurs australiens, japonais et américains ont étudiés l’efficacité de l’utilisation des matériaux par la civilisation au cours 20e siècle [1]. Ils ont également estimé ce qu’elle pourrait être en 2050. Dans le cadre de cette étude, le monde a été divisé en trois zones, soit les pays industrialisés, la Chine et le Reste du monde.
Taux de recyclage
En 2010, environ 14,5 Gt (milliards de tonnes) de matériaux destinées à constituer nos équipements et nos biens, que l’on appelle aussi les « stocks de matière », ont finalement abouti en déchets à l’échelle mondiale. De cette quantité, 4,8 Gt ont été recyclés, soit un taux de recyclage des matériaux parvenus en fin de vie de 33 % (le reste a été jeté ou brûlé). Ce taux a évolué au cours du 20e siècle en suivant en première approximation une courbe en forme de U : alors qu’il était de 36 % en 1900, il a diminué jusqu’à 18 % dans les années 70, pour remonter ensuite jusqu’en 2010.
La tendance est la même si on considère le taux mondial de recyclage par rapport, cette fois, aux intrants de matériaux destinés aux équipements de nos sociétés (figure ci-dessous). On compare alors la quantité de matière recyclée aux intrants bruts de matière. En 1900, ce taux de recyclage était de 23 %. Il est tombé à seulement 5 % en 1970 et est remonté en 2010, mais il n’était encore que de 12 %.
Ces chiffres montrent, d’une part qu’une quantité extraordinaire de matériaux s’accumulent dans nos sociétés, et d’autre part que nous sommes loin d’évoluer dans une économie où les déchets servent de sources de matière à la fabrication de nos équipements, ce que l’on appelle une économie circulaire. Il va de soi que c’est un des objectifs incontournables vers lequel nous devons tendre pour réduire notre empreinte écologique de façon significative mais que de grands efforts devront être déployés pour y parvenir.
Faisant l’hypothèse qu’en 2030 les matériaux arrivent en fin de vie à un rythme qui suit ceux observés au 20e siècle, les auteurs évaluent que la quantité totale de matière destinée aux déchets représentera 35 % des stocks de matériaux accumulées en 2010, soit environ 274 Gt. Cette quantité totale d’extrants serait donc au bout de 20 ans presque aussi grande que celle observée durant les 110 dernières années (293 Gt).
Il faut réaliser que ces extrants constituent par ailleurs une source potentielle majeure de ressources (intrants secondaires) plutôt que des déchets. Ils pourraient donc largement contribuer à rendre notre économie circulaire et à réduire l’impact des sociétés.
Découplage économique ?
Certaines études ont suggéré que la consommation de matériaux augmentait moins vite que le PIB, au moins dans certains pays, ce qui représenterait un découplage économique relatif. Pour mesurer ce découplage, on évalue la productivité de l’utilisation de matière qui est donnée par le PIB divisé par la consommation annuelle de matière. Et de fait, au niveau mondial, la productivité moyenne de l’utilisation de matière a augmenté continument au cours du 20e siècle, passant de approximativement 280 $/tonne de matériaux en 1900 à 680 $/tonne en 2010.
Si on considère maintenant les stocks de matière qui sont effectivement utilisés (en gros, si on soustrait les déchets), on considère alors la productivité des stocks de matière, qui, elle, n’a pas progressé. Elle se calcule en divisant le PIB par la quantité de matériaux qui composent effectivement les équipements de nos sociétés (les stocks). Et de fait, cette productivité des stocks de matière a globalement stagné au cours du 20e siècle. Elle semble même diminuer légèrement depuis 40 ans. De 56 $/tonne de matière en 1900, la productivité des stocks a fluctué pour atteindre 75 $/t dans les années 70 et a diminué progressivement depuis lors pour se situer à 67 $/t en 2010.
Ceci signifie donc que le PIB a augmenté plus vite que la consommation de ressources mais pas plus vite que la quantité de ressources que nous avons utilisées pour la fabrication de nos équipements et nos biens. En fait, la croissance des stocks de matières accumulées par la civilisation a globalement suivi la croissance du PIB mais elle a été 6 fois plus rapide que la croissance démographique.
Découplage carbone ?
L’utilisation de matière, du fait qu’elle rentre dans la composition de nos infrastructures et nos biens de consommation est, de près ou de loin, reliée à la consommation d’énergie (notamment des énergies fossiles), et ce, que ce soit pour l’extraction des ressources, leur transport, la construction ou à la fabrication des équipements, leur remplacement, leur entretien ou leur usage (pensons par exemple au chauffage et à la climatisation).
Les quantités de matière accumulées déterminent donc en grande partie la consommation d’énergie. En 2010, un quart de l’énergie utilisée permettait globalement de fabriquer les équipements de nos sociétés, les trois quarts restants permettant à ces équipements de nous rendre les services auxquels ils étaient destinés.
Mais peut-être avons-nous besoin de moins en moins besoin d’énergie pour façonner et faire fonctionner nos équipements (découplage énergétique relatif) ? Pour le savoir, on utilise la notion de productivité énergétique des stocks : il s’agit de l’énergie consommée par unité de matière. Celle-ci a diminué au cours du 20e siècle. Depuis la seconde Guerre mondiale, elle a diminué de 53 %, avec un taux de réduction moyen de 0,7 GJ/t∙an. La diminution est plus rapide depuis les années 70 avec un taux de décroissance moyen de 1,6 GJ/t∙an.
La tendance est très similaire si on considère les émissions de CO2 plutôt que l’énergie totale. Les émissions de CO2 pour une quantité de matière donnée (intensité des émissions par unité de stock de matière) ont diminué de 48 % depuis les années 70. En 2010, les émissions étaient de 11 kg C/t de stock de matière.
Nous utilisons donc globalement les matériaux de façon plus efficace, c’est-à-dire avec un impact écologique moindre. Mais est-ce suffisant ? Il va de soi, hélas, que la réponse est négative. Dans l’absolu, les quantités de matière consommée et utilisée sont encore largement excessives. L’empreinte écologique des sociétés demeure donc trop élevée pour conserver un environnement sain. On s’en rend compte mieux si on se projette dans l’avenir.
Projections des stocks de matière en 2050
Les auteurs de l’article ont en effet évalué la consommation future de matériaux et les émissions de carbone qui y sont associées selon deux scénarios. Dans le premier, ils ont fait l’hypothèse qu’à l’horizon 2050, les stocks mondiaux de matériaux atteindraient le niveau des pays industrialisée de 2010, soit 335 Gt/personne (au niveau mondial, il était en 2010 en moyenne de 115 t/personne). Dans ce scénario, la Chine et le Reste du monde, donc, augmentent rapidement leurs stocks tandis que les pays industrialisés doivent stabiliser les leurs et ne plus les augmenter.
Si on tient compte des estimations de la population mondiale en 2050, soit 9,7 milliards de personnes, et si on suppose une croissance des stocks exponentielle, on estime que les stocks de matière de la civilisation quadrupleront, passant de 792 Gt en 2010 à 3 137 Gt en 2050. Autrement dit, le taux net d’augmentation annuelle des stocks passerait de 26 Gt/an en 2010 à 59 Gt/an en 2050.
Dans un second scénario, les auteurs ont fait l’hypothèse que tous les pays tendaient à l’horizon 2050 vers le niveau de stocks des pays industrialisés de 1970, soit 132 Gt/ personne. Ce scénario implique une augmentation des stocks de matière pour les pays qui constituent le Reste du monde, une augmentation modérée pour la Chine et une réduction pour les pays industrialisés.
Selon ce modèle, les stocks de matière subiraient une augmentation de à 1 274 Gt mondialement en 2050. C’est presque trois fois moins que dans le premier scénario, mais encore davantage que durant tout le dernier siècle. Le taux net d’augmentation annuelle des stocks serait alors de 12 Gt/an en 2050. C’est pas mal moins que le scénario précédent. Cela représente tout de même une accumulation de 1,23 Gt annuellement par Terrien !
Ce scénario est néanmoins vraiment très intéressant, car il montre que des améliorations très substantielles peuvent être obtenues si on limite globalement l’accumulation des stocks de matière, et si les pays industrialisés font un effort particulier pour réduire les leurs. Les pays industrialisés ayant pendant longtemps profité et profitant encore d’une utilisation monumentale de matière et ayant contribué en majeure partie à la dégradation planétaire, il va de soi qu’une forte responsabilité historique incombe au pays industrialisés de diminuer leur empreinte écologique.
Ce scénario ayant pour référence la décennie 1970 implique en fait que les pays industrialisés doivent réduire leur stocks, rendant ainsi disponible de grandes quantités de matière pour être recyclée et fabriquer de nouveaux équipements pour le Reste du monde. Par ailleurs, il faut réaliser que dans ce scénario, il sera difficile, même pour les pays du Sud, de se développer économiquement avec une croissance (en termes d’utilisation de matière) aussi limitée.
Comme on va le voir, les résultats sont encore plus intéressants en termes d’émissions de CO2.
Projections des émissions de carbone en 2050
Pour les projections décrites ci-dessus d’utilisation de matière, les auteurs ajoutent une hypothèse pour évaluer les émissions de CO2 : ils supposent que l’intensité des émissions de CO2 par unité de matière poursuivra sa décroissance, ce qui se traduit par une réduction de 52 % de cette intensité en 2050.
Mais malgré cette réduction, un quadruplement des stocks de matière (premier scénario) conduit à une accumulation de 542 Gt de C entre 2010 et 2050. Cette valeur dépasse largement les quantités requises pour avoir 50 % de chance ou plus de rester en deçà d’une augmentation de la température moyenne terrestre de 2 °C (évaluée entre 234 et 417 Gt de C).
Dans le cas du second scénario, 302 Gt de C serait émis jusqu’en 2050, ce qui nous rapproche d’une augmentation limitée à 2 °C. Pour être sûr d’atteindre cet objectif, il faudrait que l’humanité atteigne en plus la carboneutralité dès 2050.
Conclusion
La civilisation moderne utilise des quantités de matières phénoménales. Elles déterminent par elles-mêmes l’énergie que nous consommons. Celle-ci est également monumentale. Nous exerçons ainsi une pression très forte sur la planète. Cette pression a augmenté sans discontinuer au cours du dernier siècle, malgré des progrès technologiques qui ont augmenté la productivité de l’utilisation de matériaux. L’augmentation des intrants et des extrants de matériaux continuent leur folle envolée. Cette croissance ne peut se poursuivre sous peine de mettre le fonctionnement planétaire en danger. Le modèle socioéconomique qui a vu le développement des pays industriels et qui dicte actuellement celui des pays émergents et des pays en développement en peut se poursuivre encore longtemps sous peine d’une détérioration de nos conditions de vie. Un changement radical de système économique est donc nécessaire pour inverser les courbes de consommation de ressources et d’énergie.
Bibliographie
[1] Toutes les données du présent article sont tirées de : Fridolin Krausmann et coll. Global socioeconomic material stocks rise 23-fold over the 20th century and require half of annual resource use, Proceedings of the National Academy of Sciences USA (2017) 114 1880 www.pnas.org/cgi/doi/10.1073/pnas.1613773114 et http://www.pnas.org/content/114/8/1880.full.pdf?with-ds=yes (fichier de complément en libre d’accès)