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Le découplage ressource-croissance : une réalité ?

Le découplage a-t-il lieu ?

Un des concepts permettant d’encadrer la réduction de l’empreinte écologique des sociétés est le découplage. Il est basé sur l’idée de découpler l’utilisation inexorablement grandissante des ressources de la croissance économique. Le découplage peut être relatif, lorsque l’utilisation des ressources ou son impact augmente moins vite que la richesse économique, ou absolu, si cette utilisation ou son impact diminue quand la richesse économique augmente. Mais ce découplage n’est-il qu’une belle idée théorique ?

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Le découplage peut avoir lieu lors de conditions particulières, comme ce fut le cas par exemple pour les États-Unis à la suite du second choc pétrolier [1], mais ce type de découplage n’est pas durable puisque circonstanciel. Quant à savoir si un découplage s’opère sur une base régulière aujourd’hui dans les pays riches, une controverse a cours. Eloi Laurent reprend dans un rapport de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) [1] les arguments de Tim Jackson suggérant que le découplage n’a pas lieu en Europe [2]. Eloi Laurent montre que les chiffres utilisés par Tim Jackson ne sont pas les bons, et qu’une fois corrigés, on observe un découplage relatif pour certains pays d’Europe, et même parfois absolu, par exemple dans le cas des émissions de GES. Par ailleurs, l’OCDE observe un découplage relatif, et même absolu dans certains cas. Ce résultats a néanmoins été remis en cause très récemment dans une étude parue dans la revue Proceedings of the National Academy of Science of the United States (PNAS) [3].

L’origine de la controverse a surtout pour origine l’indicateur utilisé pour mesurer le découplage, notamment ce qu’il inclut précisément. La différence concerne la prise en compte ou non des flux du commerce mondial. Pour mesurer l’utilisation des ressources, l’OCDE se sert de l’indicateur appelé « consommation intérieure de matériaux » (CIM ou Domestic Material Consumption, DMC). La productivité de ressources, soit la richesse créée à partir d’une certaine quantité de ressources, est alors simplement donnée par le rapport entre le PIB (produit intérieur brut) et la CIM. Selon ce critère, plusieurs pays de l’OCDE sont parvenus à augmenter leur productivité de ressources dans la dernière décennie, ce qui est interprété comme un découplage entre l’usage des ressources et la croissance économique.

Cependant, la CIM ne prend pas en compte les matières brutes liées aux importations et aux exportations. Les importations des pays riches, notamment, se traduisent ainsi par une quantité élevée de matières prélevées dans les pays producteurs, des matières qui ne sortent pas du pays. Les biens commerciaux nécessitent en effet plus de matériaux que ceux qui les composent physiquement. Ainsi, la CIM semble cacher un déplacement de l’utilisation des ressources et de l’impact environnemental des pays riches vers les pays en développement (PED), un fait que l’on savait déjà mais que l’on peut dorénavant chiffrer.

Afin de prendre en compte l’utilisation totale des ressources, y compris celui qui résulte du commerce international, on peut utiliser un autre indicateur, soit « l’empreinte matérielle » (EM ou Material Footprint, MF) [3]. Cet indice mesure la quantité de matière des États en considérant les pays où sont extraites les matières et où elles sont consommées. La productivité de ressources est définie dans ce cas comme le rapport entre le PIB et EM. Si on considère cet indicateur, les performances des pays riches sont beaucoup plus mesurées en termes d’utilisation des ressources et d’impact environnemental. En fait, on s’aperçoit que sur les 20 dernières années, le découplage n’a tout simplement pas lieu (figure ci-dessous) [3].

Découplage EM_Pays
Évolution entre 1990 et 2008 du PIB (GDP) en bleu, de la CIM (DMC) en rouge et de l’EM (MF) en vert pour différents pays ou ensemble de pays [3]. Si le PIB augmente plus vite que l’EM ou la CIM, on considère un découplage relatif. C’est le cas pour l’Inde et le Chili. S’ils diminuent, c’est un découplage absolu. C’est le cas pour l’Afrique du Sud. Pour les autres (Royaume-Uni, EU-27, OCDE), le découplage est relatif si on considère la CIM ou il n’y a pas de découplage si on considère l’EM.
Sur les 186 pays analysés dans l’étude [3], des pays exportateurs comme le Brésil, le Chili et la Russie connaissent une diminution de leur productivité de ressource tandis que des pays émergents comme l’Inde et la Chine connaissent un découplage relatif. Un cas remarquable est l’Afrique du Sud qui présente un découplage absolu aussi bien en termes de CIM que d’EM.

À qui le fardeau ?

Ces deux indicateurs, CIM ou EM (et leurs indicateurs associés de productivité, PIB/CIM et PIB/EM), n’adoptent pas le même point de vue. En choisissant le premier, on déplace le fardeau de l’utilisation des ressources sur les pays producteurs de ressources, tandis qu’en choisissant le second, le fardeau retombe sur les pays consommateurs. Selon les auteurs de l’article de PNAS, l’indicateur CIM sous-estime l’utilisation de ressources pour les importateurs et la surestime pour les exportateurs [3]. Si cette affirmation est parfaitement justifiée, elle libère aussi les producteurs de leur propre responsabilité. L’affirmation des auteurs peut donc tout aussi bien être renversée : l’indicateur EM sous-estime l’utilisation de ressources pour les exportateurs et la surestime pour les importateurs.

La question est en fait de savoir à qui revient le fardeau de l’extraction/utilisation des ressources naturelles dans un système commercial mondialisé : aux producteurs ou aux consommateurs ? En filigrane, se pose la question de déterminer qui est responsable de la surexploitation des ressources par l’humanité, les pays producteurs ou les pays consommateurs ? Une question similaire se pose au niveau d’une société : qui est responsable de l’impact de la surconsommation ? Le client, le fabriquant ou le vendeur ?

En fait, aucun ne peut se soustraire à ses responsabilités, ni au niveau local ni au niveau international. Tous sont responsables, car tous sont des rouages qui font fonctionner et influencent le système. Les deux indicateurs de découplage apparaissent donc utiles et complémentaires, notamment pour les politiques publiques. Ils permettent de mieux situer le rôle de chacun en tant que producteur ou consommateur. L’usage des deux permettra de ne négliger la responsabilité de personne, car chaque intervenant doit agir pour réduire drastiquement et rapidement la consommation effrénée de ressources. Dans cette optique, le concept offre des indicateurs potentiellement utiles pour fixer des objectifs quantitatifs pertinents.

Dans un prochain article, nous verrons si la définition de découplage est totalement satisfaisante.

Bibliographie :

[1] Laurent, E. « Faut-il décourager le découplage ? » In Économie du développement soutenable, Série Débats et politique de l’Observatoire Français des Conjonctures Économiques (OFCE) (2011) 120 235-257. www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/120/revue-120.pdf

[2] Jackson, T. Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable (2010) Ed. De Boeck, 250 p.

[3] Wiedmann, T. O. et coll. « The material footprint of nations » Proc. Nat. Acad. Sci. (2013) (doi:10.1073/pnas.1220362110). http://www.pnas.org/content/early/2013/08/28/1220362110.abstract

 

 

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